Occasion rêvée


Je suis vieux maintenant, et, assis dans mon lit d'hôpital, sentant ma fin approcher, je sais qu'il est temps pour moi de raconter l'étrange rencontre que j'ai faite jadis.

Vous avez certainement dû entendre parler des travaux pour lesquels je me suis vu décerner le prix Nobel de physique, qui m'ont entraîné la jalousie de mes collègues, la colère ou la révération des intégristes religieux, et l'attention du public. J'ai en effet découvert, il y a de cela plus de soixante-dix ans, que le système solaire migrait dans la galaxie beaucoup plus rapidement qu'il n'aurait dû, et ai passé le reste de ma carrière à mettre en évidence ce phénomène. Toutes les rumeurs qui ont couru sur mon compte ne sont que des affabulations de journalistes en mal de sensationnel. Paradoxalement, personne - pas même ma femme ou mes enfants - n'a jamais connu le seul événement remarquable de toute ma vie.

J'avais alors vingt-six ans; étudiant en thèse plutôt médiocre mais débordant de curiosité et d'énergie, je travaillais sur une simulation informatique de notre galaxie. J'étais d'assez mauvaise humeur, car j'avais beau changer des paramètres et vérifier encore et encore mes données, j'observais toujours une dérive par rapport à la réalité, que personne ne parvenait à expliquer. Frustré par ces programmes incapables de calculer juste, je m'étais laissé aller à exposer le phénomène sur le réseau. Je n'avais bien évidemment obtenu aucune réponse plus satisfaisante que celle des chercheurs de mon laboratoire, mais je reçus peu de temps après la visite d'un inconnu qui affirma vouloir me parler à propos de mes résultats.

L'individu semblait plutôt âgé aux yeux du jeune homme que j'étais - peut-être quarante-cinq ou cinquante ans -, était vêtu d'un costume gris passe-partout, et dit s'appeler Stéphane Fressin. Voici le récit incroyable qu'il me fit: la Voie Lactée, notre galaxie, était sillonnée de multiples espèces intelligentes, dont certaines très puissantes. Le principe fondateur de leur civilisation pouvait se résumer en "interventions minimales sur les mondes primitifs". Ainsi, aucune ne cherchait à entrer en contact, et encore moins à détruire, une race émergente ne connaissant pas encore les voyages spatiaux. Aucune guerre, aux conséquences potentiellement irréparables sinon, n'éclatait jamais entre elles; la soif de découvertes et les recherches artistiques seules motivaient leurs actions. Après m'avoir décrit les beautés de cet univers, mon visiteur m'expliqua que quelques Terriens pouvaient dès maintenant le rejoindre, à condition toutefois de renoncer à tout contact avec leurs anciennes connaissances. Il se présenta comme ayant lui-même fait ce choix.

J'avoue que j'étais émerveillé et buvais la moindre de ses paroles, sans plus penser le moins du monde à mon stupide programme et ses erreurs de calcul. Cet homme représentait la chance de voir se réaliser mes rêves de voyages et de rencontres les plus fous. Cependant, tandis que nous continuions à discuter, un doute commençait à prendre forme dans mon esprit, léger au début, mais dont je n'arrivais pas à me débarrasser. Je finis par poser la question qui me brûlait les lèvres:

« Il y a tout de même quelque chose que je ne comprends pas: vous m'avez dit que la guerre n'existe pas parmi les êtres capables de voyager entre les étoiles. Pourtant, je ne peux croire que toutes les espèces belliqueuses s'éteignent ou s'assagissent avant d'atteindre ce stade! Or vous prétendez ne jamais commettre de génocide. Alors? »

Mon interlocuteur continua de sourire, mais il me sembla soudain embarrassé.

« En effet, quand le cas se présente, nous prenons des mesures appropriées afin de nous prémunir contre le danger qu'ils représenteraient s'ils se déplaçaient librement parmi nous.

- C'est-à-dire...? demandai-je, sentant brusquement un piquotement désagréable dans mon dos.

- Tant que la race agressive ne développe pas de technologies lui permettant de quitter son monde natal, nous nous contentons de la surveiller discrètement. Ensuite, nous passons à l'action: leur étoile est déplacée progressivement vers une zone déserte de la galaxie. Le plus souvent, c'est suffisant: contrairement à ce que prétendent de nombreux auteurs de science-fiction, la terraformation d'une planète stérile, surtout autour d'une étoile très différente du Soleil, est quasiment impossible. Découragés de ne trouver que des cailloux hostiles à la vie, ils retournent généralement chez eux et ne constituent plus une menace pour notre civilisation. Dans le cas contraire, l'étape ultérieure et définitive est l'éjection hors de la galaxie. »

Je déglutis, presque incapable de prononcer un mot.

« Alors... La Terre...

- Vous avez raison. Vos calculs sont exacts; le mouvement du Soleil est artificiel. C'est pour cela que je suis venu vous voir. L'humanité sera de toute façon écartée de la scène, mais vous qui savez rêver en regardant le ciel, laisserez-vous passer l'occasion de nous rejoindre? »

Je me levai, pris de vertige. Ainsi, les étoiles resteraient inaccessibles aux hommes, pour toujours. De combien d'individus seraient brisés les espoirs! L'humanité était enfermée dans une prison de solitude dont elle ne sortirait jamais.

« De quel droit...! » commençai-je, mais les mots me manquaient.

J'agis sans réfléchir: j'attrappai ce que j'aperçus de plus lourd autour de moi, une carafe en verre épais, et je l'abattis de toutes mes forces sur la tête de Stéphane Fressin. Il eut le temps de m'adresser un regard surpris et - c'est du moins ce qu'il me sembla - déçu, avant que je le frappe à nouveau. Il s'effondra sur la moquette avec un bruit mou.

Je crus mourir de peur en allant enterrer le corps dans la cave, persuadé à chaque mouvement d'être repéré. Pendant les mois qui suivirent, je vécus dans l'angoisse de voir la police frapper à ma porte. Ensuite, je redoutai que des êtres non humains ne viennent venger leur allié. Cependant, je ne reçus pas de nouvelle visite. J'eus le temps, depuis, de me demander à de nombreuses reprises si l'homme assassiné avait, quelque part, une famille qui l'avait attendu en vain. Je regrette qu'il n'ait eu sur lui aucun document permettant de l'identifier; son nom était également inconnu des annuaires téléphoniques. Je retournai me consacrer à mes recherches, qui confirmèrent sans l'ombre d'un doute le déplacement anormal du Soleil dans la Voie Lactée. Ma vie poursuivit son cours sans heurt, tandis que toutes les recherches de vie extraterrestre restaient vaines.

Quelques fois, je me dis que j'ai tout imaginé, rien de tout cela n'est réellement arrivé. Généralement, je pense que c'est l'inconnu qui était fou. Rarement, je rêve d'avoir, par mon geste impulsif, sauvé l'humanité d'un isolement à perpétuité plus terrible que la mort. Plus souvent, je redoute de l'avoir définitivement condamnée.

Parfois, enfin, je sais que mon crime n'a en rien changé son destin, et que la seule chose que j'ai détruite, c'est moi avec mes rêves d'enfant.


Laura@Espezon.org

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Dernière modification: 16 avril 2000.